Il y a 50 ans, Marcel Jullian lançait Antenne 2 avec un indicatif d’ouverture qui demeure un morceau d’anthologie cathodique sur une musique de Michel Colombier. Le fondateur de la chaîne publique avait fait appel au peintre belge Jean-Michel Folon (1934-2005) pour styliser un horizon nouveau. Monsieur Nostalgie se plonge dans l’univers prophétique de cet aquarelliste humaniste.
Encore aujourd’hui, cinquante ans après sa première diffusion, ce générique long et lent, à éclosion spatiale, est une madeleine de Proust. Il est à la fois apaisant et inquiétant, il n’a toujours pas révélé toute sa puissance d’abstraction. On pourrait le regarder des heures comme un oracle qui n’en finit pas de tourner dans les airs ; il appelle le téléspectateur à pénétrer une autre réalité, à décloisonner des barrières, mais a-t-il vraiment vocation à nous divulguer un message ? Est-il une porte vers l’ailleurs ou le reflet de notre propre emprisonnement ?
Un générique digne d’une œuvre d’art
On le qualifie un peu vite d’onirique et de poétique, cette classification scolaire lui enlève une part de son mystère, réduit son écho, le « folklorise » à outrance, l’assèche. L’aquarelle doit couler, c’est le flux et reflux de l’eau qui créent le trouble et la béance. La netteté du trait est mensongère. Et puis la poésie n’est pas de nature explicative à part chez les professeurs de maintien. Depuis cinquante ans, on regarde donc des hommes « papillon » voler et former les lettres du mot « Antenne » et on s’interroge sur notre propre sort. Ils sont nous, nous sommes eux. Le décalque des silhouettes se duplique à l’infini. Déjà enfant, nous observions cette courte scène annonçant les programmes avec un mélange d’admiration et de méfiance provinciale. De toutes les manières, nous étions happés, nous ne pouvions résister à cet appel de l’imprévu.
Par sa qualité esthétique, une sobriété étrange, l’usage du temps ralenti et une forme de perte des repères, cet interlude était annonciateur des grandes interrogations du monde actuel. Il était philosophie sans la quincaille idéologique, il était humaniste sans les trémolos dans la voix, il était écologiste sans les coups de faux. Il était cette pause salutaire dans ce qui allait devenir le carnaval des informations et des variétés. Comme le calumet de la paix, sa fumée brouille encore notre jeunesse. A-t-il vraiment existé ? Ne l’avons-nous pas inventé ? Dans une société éteinte où l’accélération virtuelle est un leurre, une telle audace de couleurs et de détachement serait impossible. Elle dérouterait les cerveaux habitués à la bouillie mixée et au pépiement des images saccadées.
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L’œuvre de Jean-Michel Folon
Quelques années plus tôt, l’expérience lunaire avait déjà été tentée sur l’émission Italiques où des livres ouverts prenaient leur envol. Cette signature visuelle des années 1960 et 1970 aux tonalités douces et à l’incommunicabilité permanente est l’œuvre du peintre belge Jean-Michel Folon, également sculpteur et à l’occasion, acteur. Peu d’artistes auront marqué durablement notre environnement télévisuel et marchand de leur empreinte. Ce Buster Keaton de la mer du Nord avait élu domicile à Bougival puis dans le Gâtinais où de son atelier entouré de champs rectilignes, il récréait les impasses de la ville et les vies bouchonnées. Les vitraux de l’église de Burcy sont un témoignage de son passage en Seine-et-Marne. Folon avait d’abord conquis l’Amérique avant de connaître le succès en Une de L’Express ou du Nouvel Observateur. Chez Esquire, Time ou The New Yorker, dans les temples sacrés de l’illustration, il s’était fait un nom. Au déchiffrage de son art, il répliquait : « J’essaye de ne rien expliquer » ajoutant que ses dessins étaient le point de départ de notre imagination. Il dessinait des individus chapeautés qui ne souriaient pas, ne pleuraient pas, n’avaient aucune expression dans le visage, des « types paumés » englués dans la banalité des mouvements contraints, d’où la multiplication de signes d’injonction dans ses tableaux. Folon aspirait à les transformer en cerfs-volants, à les libérer des flèches de l’existence et des agglomérations tentaculaires. Il était férocement utopiste et regrettait que nous fussions « tout le temps en état d’obéissance ».
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Son travail d’affichiste pour le cinéma (La rose pourpre du Caire de Woody Allen), pour des festivals, des musées ou la publicité avec des marques telles qu’Olivetti, Apple ou Larousse fut une tentative d’émanciper les Hommes face aux contraintes. Cinquante ans après, on ressent intimement cette radicalité-là derrière l’apparente quiétude de son œuvre.
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