Accueil Édition Abonné Avril 2025 Marcel Gauchet : « L’Europe est l’idiot du village global » 

Marcel Gauchet : « L’Europe est l’idiot du village global » 

Grand entretien avec Marcel Gauchet


Marcel Gauchet : « L’Europe est l’idiot du village global » 
Marcel Gauchet © Hannah Assouline

Nous vivons la fin de la fin de la domination occidentale du monde. Derrière la Chine, le philosophe voit se former une « fédération mondiale des autocraties ». Les Américains l’ont compris, pas les Européens qui croient béatement que la planète entière continue de les envier.


Causeur. Le 5 mars, Emmanuel Macron a déclaré que la patrie avait besoin de nous et de notre engagement. Répondez-vous présent ? 

Marcel Gauchet. Non ! Pas par antimilitarisme de principe, ni par refus de considérer les intérêts supérieurs de la patrie, mais parce que j’en ai une autre analyse que le chef de l’État – qui ne s’était jamais distingué jusqu’ici par un attachement viscéral aux intérêts supérieurs de la France. Emmanuel Macron pense surtout aux intérêts d’Emmanuel Macron et c’est tellement visible qu’il n’y a plus grand monde pour croire à sa politique. Quoi qu’il en soit, je ne vois pas de drapeaux fleurir sur les boutiques et de gens se précipiter dans les commissariats de police pour demander à rejoindre au plus vite l’armée française. C’est que le bon peuple sent bien qu’on est dans le spectacle. Emmanuel Macron a saisi l’occasion de surenchérir sur un méga-événement médiatique, l’échange surréaliste qui a eu lieu dans le bureau Ovale le 28 février entre Volodymyr Zelenski, Donald Trump et J. D. Vance. Cette scène était pour le moins sidérante et à ce titre inquiétante. Elle n’en appartient pas moins au registre du spectaculaire, de l’émotion et donc du dérisoire. 

Cependant, nous vivons des bouleversements historiques qui ne sont pas totalement le fait d’Emmanuel Macron. Le revirement des États-Unis vis-à-vis de l’Ukraine n’oblige-t-il pas la France à reconsidérer sa position dans ce dossier ? 

Ce n’est pas moi qui vais nier l’existence d’un changement de monde ! À coup sûr, la nature du régime russe et ses ambitions représentent pour notre pays un risque réel. Mais justement, il faut l’évaluer avec exactitude. Et on n’aurait pas dû attendre Trump pour le faire. Seulement, pas plus que ses prédécesseurs Macron ne cherche à mesurer précisément ce risque. Après la complaisance, il agite un épouvantail et joue la peur. Communication d’abord ! Les Européens ont hélas perdu les moyens intellectuels de penser la réalité. Nous sommes devenus le continent de l’irréalisme politique. L’Europe est l’idiot du village global. 

Diriez-vous que Trump est plus réaliste que les Européens ? 

En tout cas, il confirme que les États-Unis ont bel et bien renoncé à ce qui a été leur politique dite « multilatérale » depuis 1945, pour la bonne raison qu’ils estiment être les perdants de cette politique. Depuis leur couronnement comme champions du monde libre, les États-Unis considéraient qu’ils avaient pour mission de façonner le monde à leur image. Cette conviction a pu prendre des contours parfois messianiques mais le plus souvent, elle procédait d’un raisonnement bien plus trivial : les Américains pensaient que, si le reste du monde avait la bonne idée de leur ressembler, ils y gagneraient. C’était le fond de leur politique, qui a pris des formes successives pendant des décennies, avant d’être progressivement remise en cause depuis une quinzaine d’années. Le changement de cap date d’avant Trump. Et il continuera sans doute après lui, peut-être dans des formes plus civiles, mais non moins implacables.

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Le paradoxe, c’est que ce retrait de l’empire américain se fait dans des formes impériales. 

Écartons ce mot d’« empire », aujourd’hui galvaudé. En toute rigueur, un empire se définit par l’orientation vers l’expansion territoriale. La notion ne s’applique pas aux États-Unis, même si les déclarations fantaisistes de Trump sur le Canada ou le Groenland peuvent suggérer le contraire. Quand on parle d’impérialisme américain, c’est en fait d’une politique de puissance particulièrement étendue et vigoureuse que l’on parle. Cette politique a remporté une grande victoire avec l’effondrement de l’URSS, un authentique empire, celui-là, il y a trente-cinq ans. Les Américains ont alors pensé que c’était fait, que l’histoire allait réaliser le plan et que leur modèle allait s’imposer partout. Or c’est tout autre chose qui s’est produit. Que des gens échappent à leur emprise, ils peuvent le supporter, mais qu’ils proposent un modèle concurrent, c’est intolérable. Et le pire, c’est que ce modèle a du succès. Derrière la Chine, on voit


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Avril 2025 - #133

Article extrait du Magazine Causeur




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Elisabeth Lévy est directrice de la rédaction de Causeur. Jean-Baptiste Roques est directeur adjoint de la rédaction.

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